le rêve - Michel Jouvet

Publié le par Aurore A.

Le rêve, cette activité cérébrale incontrôlée à laquelle l'homme passe près de 10 % de sa vie, n'a pas cessé de l'intriguer depuis les temps les plus reculés. Toutefois, l'auréole quasi mystique qui entourait ce phénomène psychique devait le maintenir longtemps hors de toute tentative d'approche expérimentale.

 

Il n'y a guère plus de vingt ans en effet que l'étude du rêve préoccupe les neurophysiologistes. Mais si le sujet avait attendu longtemps, du moins les techniques étaient-elles mûres, ou presque.

 

Nous disposons aujourd'hui d'une théorie biochimique unitaire du cycle veille-sommeil dans lequel s'inscrit le rêve. Elle repose sur des fondements expérimentaux chaque jour mieux étayés. C'est la fonction de l'activité onirique qui préoccupe aujourd'hui les neurophysiologistes du rêve.

 

A soixante ans, un homme a passé près de cinq ans de son existence dans l'univers prodigieusement riche du rêve. Ces cinq années de vie imaginaire se sont écoulées par petites séquences serties au coeur de quinze années de sommeil sans rêve. Ainsi, soixante ans d'existence peuvent-ils se résumer en quarante ans d'activité physique et mentale passés en état d'éveil et vingt ans de sommeil: quarante ans consacrés à la réception et au traitement des informations en provenance du milieu extérieur, à la réalisation de comportements nécessaires à la conservation de l'individu et de l'espèce; vingt ans sans contact conscient avec l'univers ambiant, entrecoupés de plusieurs dizaines de milliers d'épisodes au cours desquels le dormeur assiste ou participe presque paralysé au déroulement du spectacle onirique.

 

Dès l'aube de l'humanité, les dormeurs se sont étonnés du contenu de leurs rêves: comment un homme pouvait-il s'expliquer qu'il était en train de courir ou de voler au cours d'un rêve alors que tous les témoins lui assuraient que son corps endormi reposait immobile ? Jusqu'au XVllle siècle, on admit que le corps matériel subissait la "mort périodique " du sommeil, tandis que l'âme immatérielle lui échappait. Son état d'éveil et d'activité permanente se manifestait alors au cours du rêve, qui devait être un phénomène continu.

 

Avec les débuts du matérialisme, la conception idéaliste selon laquelle l'âme serait responsable de l'activité onirique devait subir un premier assaut expérimental. De nombreuses observations montrèrent que lorsqu'on éveille un dormeur, il se souvient rarement avoir rêvé. Le rêve n'était donc probablement pas un phénomène continu mais bien plutôt un événement épisodique survenant au cours du sommeil. C'est Alfred Maury qui, vers 1850, proposa une première interprétation non métaphysique de l'apparition du rêve. Pour lui, l'activité onirique ne survient que lorsque le sommeil est léger : nous rêvons lorsque nous nous endormons (hallucinations hypnagogique ou au contraire lorsque le sommeil profond est allégé par un bruit, une douleur ou toute autre stimulation interne ou externe. Le sommeil se rapproche alors de l'éveil, ouvrant ainsi la porte au rêve. Pour Maury, le rêve était donc un accident épisodique représenté par une phase de sommeil intermédiaire entre le sommeil profond et l'éveil.

 

Il falllut attendre 1953 et le début travaux d'Eugen Aserinski et de Nathaniel Kleitman pour que l'étude du rêve fasse son entrée dans le domaine de la neurophysiologie. Entre 1954 et 1958, les développements considérables de la polygraphie (enregistrements simultanés de l'activité nerveuse, du tonus musculaire, des mouvements oculaires, des rythmes respiratoire, cardiaque, etc.) devaient permettre à Kleitman, Aserinski et William Dement, à Chicago, de déterminer les frontières du rêve au cours du sommeil nocturne.

 

Les enregistrements continus au cours du sommeil nocturne révélèrent alors une notion nouvelle : l'apparition du rêve n'est pas aléatoire mais périodique. Chez l'homme, il survient environ toutes les 90 minutes au cours du sommeil et dure chaque fois 15 à 20 minutes. Cependant, pour l'école de Chicago, le rêve restait encore un sommeil léger, périodique, intermédiaire entre la veille et le sommeil profond. Il fut ainsi assimilé à la période d'endormissement (stade 1) d'où le nom d "emergent stage one " qui lui fut donné. En fait, c'est l'expérimentation animale qui devait permettre de placer le rêve à sa véritable place dans le cycle veille-sommeil.

 

Dès 1937, Klaue avait ouvert la voie en décrivant, chez le chat porteur d'électrodes chroniquement implantées, le "sommeil léger" avec ondes lentes et le sommeil profond (tiefen Schlaf) avec activité corticale rapide. Ces travaux trop précoces furent oubliés. En 1958, Dement décrivait chez le chat un stade intermédiaire entre l'éveil et le sommeil qu'il nomma "sommeil activé", caractérisé, comme le rêve chez l'homme, par une activité corticale rapide et des mouvements oculaires. A cette époque, avec François Michel, nous étudiions à Lyon des chats dont nous avions enlevé le cortex cérébral; ces "préparations décortiquées", que nous gardions en vie plusieurs semaines, nous permettaient d'explorer l'activité nerveuse sous-corticale au niveau mésencéphale. A notre surprise, cette activité demeurait parfaitement monotone, sans l'habituelle alternance d'ondes lentes et d'activité rapide que l'on enregistre au niveau du cortex. Aussi, afin de disposer de critères objectifs pour déterminer le passage de l'animal de l'état de veille à celui de sommeil, nous décidâmes d'implanter des électrodes permanentes dans les muscles de la nuque, et d'enregistrer également la formation réticulée pontique, qui se trouve juste en dessous du mésencéphale. Au cours d'enregistrements de longue durée, nous eûmes la surprise de voir apparaître régulièrement des périodes de 6 minutes environ au cours desquelles toute activité musculaire dis paraissait. Cette atonie totale était accompagnée d'une activité électrique de "pointes" de haut voltage apparaissant au niveau de la formation réticulée pontique. La polygraphie nous révéla rapidement que l'apparition de cette activité électrique intermittente était liée à celle des mouvements oculaires et que, chez l'animal intact endormi, la disparition totale du tonus musculaire s'accompagnait d'une activité corticale rapide. N'était-il pas paradoxal de trouver des ondes corticales rapides, typiques de l'état d'éveil, associées à un sommeil profond si l'on en jugeait par la relaxation musculaire totale et l'élévation considérable de l'intensité des stimulations nécessaires pour réveiller le dormeur ? Au vu de ces singularités, nous avons proposé d'appeler cet état "phase paradoxale du sommeil" ou "sommeil paradoxal" et de le considérer comme un troisième état de vigilance, aussi différent du sommeil que ce dernier est différent de l'éveil. Comme nous le verrons, la phénoménologie n'est pas seule à suggérer l'existence de trois états de vigilance distincts: éveil, sommeil et rêve. Les données de la neurophysiologie, de la neurochimie, de l'ontogénèse et de la phylogénèse corroborent cette théorie. Elle n'est d'ailleurs pas nouvelle puisqu'elle avait déjà été exprimée il y a deux mille ans dans la mythologie indienne, les Upanishads !

 

Les frontières objectives de trois états de vigilance bien distincts ont pu être délimitées grâce au developpement de la polygraphie chez le chat. Il s'agit de l éveil du sommeil lent et du sommeil paradoxal bientôt assimilé au rêve.


La privation de rêve

On peut supprimer le rêve en éveillant un animal (ou un sujet humain) au début de chaque période de sommeil paradoxal. Une telle méthode instrumentale nous a appris que des privations de longue durée pouvaient être relativement bien supportées. On sait maintenant que les privations instrumentales s'accompagnent de quelques troubles non spécifiques du comportement et, d'autre part, du phénomène de rebond de rêve (c'est-à-dire de l'augmentation transitoire du rêve après sa suppression).

On peut maintenant (et on est amené à le faire dans le traitement de certaines narcolepsies) supprimer sélectivement l'activité onirique pendant des semaines sinon des mois, chez l'homme adulte par des drogues agissant sur le métabolisme des amines cérébrales. Dans certains cas, ces privations ne sont pas suivies de rebond, et aucun trouble important du comportement, de la mémoire, de l'intelligence ou de l'apprentissage n'a encore pu être mis en évidence. Nous avons eu récemment l'occasion d'observer un malade atteint de chorée fibrillaire de Morvan chez qui plus de 100 enregistrements polygraphiques de sommeil nous ont prouvé qu'il ne présentait pas de sommeil paradoxal pendant plus de quatre mois. Chez ce malade, qui présentait en outre une insomnie presque totale, il fut impossible de déceler des troubles de la memoire ou de l'apprentissage. Le seul signe anormal était constitué par des hallucinations spectaculaires interrompant le début de ces nuits sans sommeil. Même s'il est possible que le sommeil joue un rôle favorisant dans la mémoire épigénétique et l'apprentissage, c'est sans doute au niveau de la mémoire de l'espèce, et donc la programmation des instincts qu'il faut rechercher les fonctions du rêve. L'absence de trouble évident et spécifique après privation instrumen tale pharmacologique ou pathologique de quelques semaines ou quelques mois de sommeil paradoxal est une énigme pour la plupart des théories du rêve. En fait, si le rêve constitue le moment privilégié de l'interaction entre les événements épigénétiques et des schèmes génétiquement programmés de comportements instinctuels, il y a peu de chance que des troubles spectaculaires apparaissent chez l'individu adulte. L'homme privé pharmacologiquement de rêve vit souvent en milieu hospItal.ier, et il continue rarement sa vie dans son univers familier. On a tendance alors à mettre sur le compte des drogues ou de l'environ nement hospItal.ier les changements de personnalité (variation de l'agressivité ou de la sexualité) qui surviennent. En fait, dans la vie quotidienne de l'homme moderne, les schèmes génétique ment programmés, dont les éthologistes commencent seulement le recensement, font le plus souvent place à des comportements acquis socio-culturellement.

Par contre, il est fort probable, st évidemment crucial pour cette théorie, que des troubles importants devraient apparaître lorsque la suppression du rêve est provoquée au moment où s'effectue la plus grande partie de la programmation génétique. C'est-à-dire in utero, ou immédiatement dans la période post-natale. Jusqu'à présent, cependant, il a été impossible de faire vivre suffisamment longtemps des ratons privés de rêve par des moyens pharmacologiques ou instrumentaux immédiatement après la naissance. Ainsi le rêve garde encore le secret de ses fonctions et peut-être le gardera-t-il encore longtemps. Un fait est certain cependant : nous ne pourrons pas expliquer de façon satisfaisante le fonctionnement de notre cerveau tant que nous n'aurons pas compris le pourquoi de nos 100 minutes nocturnes de rêve.


source : textes Michel Jouvet



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